La confrérie des Mevlevîs (Mawlavî مولوی en persan et Mâwlawîyya مولویة en arabe) est un ordre mystique soufi, qui a été établi après la mort de Hz. Mevlânâ Rûmî pour perpétuer son enseignement. Rûmî est donc considéré par tous comme l’initiateur et le grand de la lignée, qu’on appelle le Pîr پیر (en persan : l’ancien, le sage).
À la mort de Seyyed Borhân al-Dîn Mohaqqaq Tirmidhî برهان الدين محقق تِرمِذی, son deuxième maître, Rûmî était un savant de la loi islamique, confirmé et reconnu, qui suivait dignement les traces de son père et enseignait méthodiquement la sagesse qu’il avait acquise à travers les études académiques et les livres. Il avait déjà de nombreux disciples et il serait probablement devenu un autre “Sultân des ‘Ulamâ'” s’il n’avait pas croisé le chemin de Shams al-Dîn de Tabrîz.
Cette rencontre a transformé Rûmî et lui a permis de devenir le Hz. Mevlânâ tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il vivait alors en état de connexion absolue avec le divin, totalement détaché du monde matériel, en ascèse constante (jeûne, prière et méditation) et dans un état d’extase ou hâl, qui était difficilement compatible avec une charge d’enseignant académique, un travail d’écriture de livre de sagesse ou la gestion d’une madrasa. C’est pourquoi ses proches organisaient les entretiens avec le maître et l’enregistrement de son enseignement, qui à l’époque se faisait de toute évidence par écrit. Shams a joué un rôle important à ce sujet, pour permettre à Rûmî d’accélérer et aboutir son évolution spirituelle, le protégeant des sollicitations extérieures et prenant une place de maître auprès de l’entourage de Rûmî.
Quand Shams disparait, Hz. Mevlânâ établit un lien spirituel profond avec Salâh al-Dîn Ferîdûn Zarkûbî صلاحالدین فریدون قونوی معروف به زرکوب, autre disciple bien-aimé de Seyyed Borhân al-Dîn et de Shams de Tabrîz. Rûmî a un respect profond pour ce frère spirituel, qu’il voit à l’égal de Shams et qu’il appelle le roi Salâh al-Dîn شاه صلاح الدین. Il lui confie donc l’éducation de ses proches et de ses disciples.
À la mort de celui-ci, il trouve en Husâm al-Dîn Tchelebi (Hüsameddin Çelebi en turc ou حسام الدین چلبی en persan) l’étoffe d’un maître capable d’assurer sa succession. C’est à lui qu’il confie désormais son intendance, ainsi que l’éducation de ses proches et ses disciples. C’est Husâm al-Dîn qui convainc le maître d’entreprendre l’écriture des vers qui lui viennent par une inspiration divine en connexion avec l’Éternel. C’est lui aussi qui se charge de les prendre en note, pendant que le maître les déclame, pour en faire les deux recueils exceptionnels que nous connaissons sous les titres Dîvân-e Kabîr et Mathnawî.
◀︎ Hz. Mevlânâ déclamant des vers, pris en dictée par Husâm al-Dîn Tchelebi
À la mort de Hz. Mevlânâ, Husâm al-Dîn Tchelebi, secondé par Sultân Walad, fils ainé de Hz. Mevlânâ, établit l’ordre des Mevlevîs tel que nous le connaissons. Il organise la tarîqa Mâwlawîyya sur l’héritage spirituel de Hz. Mevlânâ et sur le socle fondamental que constitue l’ascèse qui a accompagné le Pîr tout au long de sa vie.
Il est difficile de parler d’une voie aussi profonde et complète que la Voie Mevlevîe en quelques mots : des ouvrages entiers n’y suffiraient pas… Cette voie initiatique étant par ailleurs intimement liée à la relation entre maître et disciple, il n’est pas aisé de la décrire en général car elle se vit dans le relatif, le particulier, c’est à dire, dans la forme que prend l’expérience individuelle. Voici cependant, quelques éléments du coeur de la Voie qui en toute humilité nous semblent importants à mentionner :
Hz. Mevlânâ Rûmî était un fervent croyant issu d’une longue lignée d’Ulémas (cf. lignée paternelle de Hz. Mevlânâ Rûmî). Sa foi et son amour de Dieu, Rûmî les décline dans l’ensemble de ses poèmes. Le quatrain suivant est parmi les plus explicites sur le sujet:
Par héritage naturel, on peut donc trouver au coeur de la Voie Mevlevîe l’amour pour Dieu, pour les Prophètes et pour toute la création. Pour le derviche, cet amour est d’ailleurs la manifestation même de Dieu dans le monde. Comme dans tout ordre mystique, le derviche cherche à faire l’expérience de l’absolu, à se rapprocher de Dieu et à voir Sa beauté dans tout ce qu’il peut percevoir. Il y parviendra par le polissage du coeur qui mène à l’érosion de l’égo (l’expérience du fana). Pour les Mevlevîs, prenant exemple sur la vie et la pratique du Pîr, ce polissage s’opère entre autres par :
✧ Une présence constante à la dimension divine: la Voie Mevlevîe est aussi appelée la Voie des Amoureux (de Dieu). Le derviche est en effet celui qui se rappelle le pacte primordial scellé entre son âme et Dieu dans l’Alast, la pré-éternité, quand, à la question divine Alastu bi Rabbikum أَلَسْتُ بِرَبِّكُمْ – Ne suis-Je pas votre Seigneur ? (Sourate Al-‘Araf, 7:172), mue par un amour infini pour Dieu, son âme, à l’unisson de toutes les autres, a répondu Bala بَلَى – Oui !
L’engagement du derviche sur la Voie est donc de reconfirmer constamment son adhésion à ce pacte primordial, en étant présent à la dimension divine à chaque instant. Cette présence au divin est préparée, nourrie et cultivée notamment à travers des pratiques spirituelles individuelles et collectives, mais aussi l’étude et la mise en pratique de l’enseignement de Hz. Mevlânâ Rûmî (voir infra) transmis par un maître – le cheikh. Celui-ci représente et symbolise tous les cheikhs de la lignée jusqu’au Prophète Mohammad.
✧ Une vie séculière accomplie : En persan, le mot derviche درویش désigne le mendiant, le pauvre. C’est l’équivalent du mot arabe faqîr فقیر. Les personnes engagées sur une voie spirituelle se désignent ainsi en signe de leur renoncement au monde matériel et à ses richesses. Pourtant, la Voie Mevlevîe est une voie spirituelle qui se vit dans le monde. En général, les derviches ne sont pas des “moines” consacrés à une vie religieuse retirée et exclusive, mais des personnes parfaitement implantées dans le tissu social et économique de leur temps. Ils jouent leurs différents rôles professionnels, sociaux et familiaux au mieux de leurs capacités. Ils contribuent pleinement à la création de valeur dans le collectif dans lequel ils sont intégrés. Il en est ainsi depuis l’époque du Pîr lui-même qui interdisait à ses disciples de mendier et les incitait à travailler pour se nourrir, se référant ainsi à un hadith du Prophète.
La vie dans le “monde” est également importante pour les Mevlevîs, car c’est au contact des autres que se fait le polissage du coeur. L’autre est un miroir qui nous permet de voir les contours de notre égo, afin de le contenir jusqu’à ce qu’il s’efface et que se révèle la lumière intérieure, ce qu’il y a de meilleur en chacun :
هین زِ مَنی خیز کُن، با همه آمیز کُن
با خودِ خود حَبّهیی، با همه چون مَعْدَنی
Vite, lève-toi et laisse l’égo ! Accorde-toi avec tout un chacun ;
Avec les autres tu deviens une mine, quand tout seul tu n’es qu’un grain.
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Extrait de l’ode mystique 3020 – Dîvân-e Kabîr
Dans l’apparent le derviche est donc un individu inscrit dans le monde et le collectif. Il y contribue pleinement, et il est même à leur service (voir infra). Dans le subtil, il oeuvre à se détacher du monde matériel et des individus pour s’ouvrir pleinement à la dimension divine. Parfaitement impliqué, et totalement détaché, voilà le but.
Ainsi, l’engagement spirituel des derviches est un fait intérieur et intime, souvent invisible aux autres. Il les incline à accorder leur action dans le monde avec leur vie spirituelle intérieure, l’éthique qui en émane et l’expression d’un amour inconditionnel empreint d’un respect profond pour toute manifestation divine, qui intègre la totalité de l’univers, y compris les formes que prennent les êtres et les expériences dans le monde, et qui implique si ce n’est l’effacement, au moins la contention de l’égo.
✧ Le service à la société : sur la Voie Mevlevîe, le service est considéré comme un honneur, un don de Dieu par lequel le derviche travaille sur le polissage du coeur. Le service est même un des éléments primordiaux de l’éducation spirituelles pour les Mevlevîs. En effet, historiquement, celui qui aspirait à devenir derviche, se présentait à la Mevlevîhane – littéralement la Maison des Mevlevîe, appelée aussi Dergah درگاه – où après les précautions d’usage pour vérifier le sérieux de sa demande, il était conduit à la Matbah-i Şerif, littéralement les Nobles ou Saintes Cuisines (dont l’appellation montre le caractère sacré et respectable des lieux). Il y était accueilli par le Aşcı Dede, un des derviches les plus avancés spirituellement et qui était responsable de la cuisine. L’aspirant était alors installé dans un coin appelé Sak’a Postu d’où il pouvait observer la vie de la Dergah pour asseoir sa décision sur une expérience concrète et confirmer ou infirmer son élan à partir d’un coeur unifié. Réciproquement, le Aşcı Dede était aussi en mesure d’évaluer ainsi sa capacité à s’intégrer dans une vie de derviche.
Pendant cette période d’observation qui durait 3 jours, on servait à boire et à manger à l’aspirant, mais personne ne lui adressait la parole pour ne pas l’influencer. À l’issu de la période, à la fois le Aşcı Dede et l’aspirant derviche se prononçaient sur la suite à donner à cet engagement mutuel. Dans le cas où ils étaient tous les deux d’accord sur la poursuite de l’aventure, l’aspirant était initié. Il intégrait alors la Voie comme derviche et était confié aux bons soins de l’Aşcı Dede pour travailler aux cuisines de la Dergah, où il commençait à la fois le service à la communauté et son éducation spirituelle. Celle-ci comprenait, entre autres, une période de service en continu de 1001 jours – appelé Çile – ou le nouveau-venu qu’on appelait Nev-niyazı – littéralement nouvel aspirant – devait réaliser 18 tâches au services de tous. Parmi ces tâches, il y avait : laver la vaisselle, préparer les lits, servir à table, allumer les cierges, faire le ménage, laver le linge, nettoyer les toilettes, etc.
Le service au sens de servir autrui, à commencer par faire les tâches du quotidien pour le confort et l’hygiène de la collectivité, a donc tenu depuis les débuts de l’ordre une place très importante dans l’éducation des derviches mevlevîs. Et bien évidemment cela ne s’arrêtait pas là. Dans un de ses Hadiths le Prophète Mohammad dit : Le meilleur des hommes est celui qui vit longtemps et fait le bien خير الناس من طال عمره وحسن عمله. Hz. Mevlânâ, lui, complète ce hadith dans ses dernières paroles : “… faire le bien, pour l’homme, consiste à apporter utilement son soutien à d’autres hommes “. Pour les Mevlevîs, il s’agit donc de servir les autres et de faire de bonnes actions, des actes de charités de tous ordres envers autrui, dans un esprit de totale abnégation. Seuls ceux qui sont capables de cette abnégation et cette contention du petit moi reçoivent le don du service.
On peut voir le service comme une façon de mettre l’autre systématiquement au centre, ou en avant. On peut imaginer qu’en s’occupant de l’autre, l’égo peut moins s’occuper du moi, qui peut ainsi être contenu et se résorber… La forme que prend le service devient alors secondaire. Aujourd’hui, dans l’éducation spirituelle des derviches, le service continue à avoir une importance majeure. Pour tenir compte des contraintes des temps modernes, la forme que prend cette éducation par les services peut varier sur décision du Cheikh. Lui seul est garant de la parfaite conservation de l’esprit des traditions, où la substance prime sur la forme.
Hz. Mevlânâ avait une pratique religieuse exemplaire. Aflâkî rapporte que Rûmî prescrivait à ses disciples l’observance rigoureuse de la Sunna en disant : Tout ce que les prophètes et les saints ont fait, ordonné ou interdit, toutes les constructions solides qu’ils ont établies, ajustées et rangées, nous incitent à agir de même. Il respectait les heures de prières, les jeûnes, les pratiques dévotionnelles avec une déférence imperturbable. Fidèles à l’exemple du Pîr, pour les derviches sur la Voie Mevlevîe, les bases de la pratique spirituelle sont les cinq piliers de l’islam. A cela s’ajoutent des pratiques individuelles et collectives qui sont “prescrites” par un maître, le cheikh, qui est le successeur direct du Pîr dans la lignée. Comme tout ordre soufi, la Mâwlawîyya est en effet une voie mystique initiatique, reposant sur la transmission d’un maître à son disciple (tel Shams et Rûmî).
Les pratiques dévotionnelles individuelles peuvent prendre diverses formes : Des prières spécifiques, dont l’ensemble constitue l’Evrad Mevlevî (pour plus d’information, visitez la page consacrée aux prières mevlevîes) et des dhikrs (de l’arabeذکر = se souvenir) qui sont les répétitions des noms de Dieu, ou des phrases sacrées (comme la profession de foi et les bénédictions pour le Prophète) suivant les prescriptions du maître. Les missions données par le Cheikh pour apporter un bénéfice à la société, à la nature ou à des êtres vivants, font également partie des pratiques dévotionnelles.
Les pratiques collectives sont principalement des cérémonies appelées Semâ (سماع en persan) qui se déroulent suivant un rituel qui existe depuis l’établissement de l’ordre : une partie des derviches, appelés mutrib jouent de la musique et chantent des prières. Sur l’invitation du cheikh, d’autres derviches, appelés semâzen, mus par le rythme de ces chants célestes, tournent dans une rotation méditative héritée de la pratique personnelle de Hz. Mevlânâ.
Bien que le Semâ ne soit pas une pratique exclusivement mevlevîe, c’est dans cette confrérie qu’il prend toute son importance et sa dimension spirituelle. Les Mevlevîs le considèrent comme la forme la plus élevée de méditation et l’intègrent dans leur éducation spirituelle et dans les bases de leur pratique. De là vient de nom de derviche tourneur qui désigne le derviche engagé sur la Voie Mevlevîe.
(Pour plus d’information, visitez ici la page consacrée au Semâ)
Cérémonie de Semâ mevlevî, miniature
Pour parfaire et accélérer sa maturation spirituelle, le derviche engagé sur la Voie Mevlevîe s’appuie naturellement sur l’enseignement de Hz. Mevlânâ Rûmî, qu’il a pour vocation de mettre en pratique. Sur cette voie, les derviches étudient et méditent quotidiennement les textes fondateurs de l’ordre – principalement le Mathnawî et le Dîvân-e Kabîr. Bien que ces textes contiennent un enseignement universel qui parle au plus grand nombre, le maître joue un rôle important pour les éclairer, car ce sont des textes dont la nature allégorique et symbolique permet une lecture à différents niveaux, du plus évident au plus profond. Si tous les maîtres mevlevîs transmettent et éclairent l’enseignement de Hz. Mevlânâ, seuls les derviches les plus pédagogues, doués d’une fine compréhension, sont autorisés par les “grands” de la lignée à transmettre et commenter le Mathnawî à un large public. Ils reçoivent alors le titre de Mesnevîhân (en persan مثنوی خان – littéralement Celui qui sait lire le Mathnawî).
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