Le Mathnawî de Mevlânâ Jalâl al-Dîn Rûmî (مثنوی مولوی) est un recueil de contes en vers composés en langue persane, comportant quelques 25,628 distiques réunis en 6 livres. Écrit il y a plus de 700 ans par le Sultan des Amoureux, il est considéré encore aujourd’hui comme un chef d’œuvre de la littérature soufie sans égal dans l’histoire, dont l’originalité vient autant de son contenu qu’à la façon dont il a été créé.

Dans la langue arabe, le mathnawî désigne une forme poétique, composée de distiques dont les deux versets riment entre eux et dont la métrique est égale. C’est parce que cette œuvre a été composée dans ce style poétique, que le livre a pris ce nom. On y accole souvent l’adjectif Ma’navi (مثنوی معنوی) qui veut dire spirituel.

Mathnawî ancien

Pages d’un Mathnawî ancien, illustrées de miniatures

Hz. Mevlânâ a lui-même écrit de sa propre main les 18 premiers distiques qui sont le coeur du message du Mathnawî. Le reste de l’œuvre, qui a vocation à expliquer et éclairer ces distiques liminaires, a été pris en note principalement par Husam al-Dîn Tchelebi (Hüsameddîn Çelebi en turc ou حسام الدین چلبی en persan), un des disciples les plus éminents de Hz. Mevlânâ, pendant que celui-ci déclamait les vers, en état d’extase, sous l’impulsion de l’inspiration divine, sans réflexion ni travail du mental sur la forme et le fond. On ne peut que s’émerveiller de voir la perfection avec laquelle ces distiques sortaient directement de la bouche du Pir : bien que sous forme d’un recueil de contes à morale, à visée pédagogique et didactique, cet ouvrage contient des passages lyriques d’une beauté saisissante égalant la beauté des poèmes mystiques chantant l’Amour divin comme les odes du Dîvân-e Kabîr.

Le Mathnawî est incontestablement une œuvre exceptionnelle par sa technicité et sa qualité poétique, au point d’avoir donné à la langue persane des expressions et citations aujourd’hui communément usitées. A notre connaissance il n’y a dans le Mathnawî aucune « dysmétrie » ni « dysrythmie », pas de manque ni de surcharge. Tous les mots sonnent parfaitement juste et les spécialistes reconnaissent qu’il n’y a rien à enlever ni à rajouter. Cette justesse poétique est difficile à trouver même dans les œuvre littéraires et académiques, qui sont pourtant souvent bien plus « travaillées » que ne l’a été le Mathnawî.

Ce n’est pourtant pas sa forme poétique qui est le plus important : Hz. Mevlânâ lui-même a exprimé qu’il n’a pas choisi ce mode d’expression par goût ; c’est ainsi que les vers lui ont été inspirés.

Ancien Mathnawî

Mathnavî ancien, ouvert à la fin du Livre V et début du Livre VI

Rûmî insiste sur l’importance du fond plus que de la forme, notamment dans la préface où il dit de l’œuvre, qu’elle est « la racine des racines des piliers de la Religion (musulmane) en ce qu’il dévoile les mystères pour parvenir à la Vérité et la certitude ; et qui est la plus grande science de Dieu Très-Haut et la voie divine la plus claire et la preuve la plus manifeste de Dieu… C’est le remède des cœurs malades et le consolateur des chagrins et celui qui explique le Coran et la source de l’abondance des dons divins et le purificateur de l’Éthique ». Si comme le dit le Pir, cette œuvre contient des remèdes pour guérir la souffrance de notre âme, nos mauvaises habitudes et nos pensées négatives, aussi amers soient-ils, ils ont été cachés dans des contes et des histoires poétiques afin de les rendre plus doux à prendre pour ceux qui sont malades spirituellement.

Le Mathnawî n’est donc pas un livre de contes comme les autres, ni dans le fond ni dans la forme : il n’a pas une structure linéaire et pour en comprendre la portée, souvent il faut lâcher le mental. Hz. Mevlânâ fait des associations d’idées pour descendre en profondeur vers la quintessence des sujets qu’il expose. Il commence à raconter une histoire pour clarifier une idée et n’hésite pas à insérer des histoires liées ou des apports sur des sagesses et des vérités corrélées. Ainsi, les histoires se tissent entre elles dans une succession d’enchevêtrements qui, si nous sommes patients et attentifs, nous révèlent une vérité sortant des profondeurs : ce tissu d’histoires nous parle de sujets essentiels qui résonnent à différents niveaux pour nous. Il s’agit d’élever notre conscience et participer à notre croissance émotionnelle, morale et spirituelle.

Hz Mevlânâ est polyglotte, très érudit et connait différentes cultures. Bien que les distiques du Mathnawî soient en persan, on retrouve des passages en arabe, en turc et certains en grec également. La richesse des métaphores, images et histoires déployées dans l’ouvrage parle la langue des profondeurs – celle du bas de l’iceberg, suivant le double fonctionnement de l’être humain décrit par C.G. Jung – et montre aussi comment ces différentes cultures sont présentes et se nourrissent mutuellement. Cela renforce l’universalité des messages diffusés à travers cette œuvre et la puissance de leur portée. Le Mathnawî s’adresse ainsi à tous, sans distinction de niveau intellectuel, émotionnel, éducationnel, social ou spirituel. Chacun y trouve sa réponse au moment où il le lit. Bien que les contes et histoires racontés dans l’ouvrage peuvent avoir été inspirés par des histoires existantes dans différentes cultures (indienne, grecque ou romaine par exemple), ils n’ont pas pour but de faire rire ou d’amuser : il s’agit d’analogies de vérités spirituelles qui permettent de faire passer un message dans la profondeur. Certains contes permettent de clarifier des sujets, d’autres permettent d’ajuster l’expression du message. 

Pour avoir le bénéfice de ce que le Mathnawî peut apporter de meilleur, il ne doit pas être lu pour ses « histoires » en tant que telles, mais avec l’intention d’entendre des paroles de Vérité, cachées dans ces histoires. Ceux qui ont soif de vérité ont nommé le Mathnawî « l’essence du Coran ». Dans la préface, Hz. Mevlânâ écrit lui-même : « nul ne peut toucher le Mathnawî, si ce n’est un Amoureux de la Vérité [ndlr : un des noms de Dieu ] ». 

Eva de Vitray Meyerovitch

C’est à Eva de Vitray Meyerovitch (5 novembre 1909 – 24 juillet 1999) que nous devons la première traduction intégrale du Mathnawî en langue française. Docteur en islamologie, chercheuse au CNRS dont elle dirigea le service des sciences humaines, traductrice et auteure, elle découvre l’islam à travers les écrits de Muhammad Iqbal. Elle y découvre également l’existence de Hz. Mevlânâ. Elle apprend ainsi le persan pour étudier les œuvres du Sultan des Amoureux qui lui ouvrent la dimension mystique de l’islam et du soufisme. Elle entreprend alors de traduire intégralement le Mathnawî, ainsi que d’autres œuvres de Hz. Mevlânâ en français (Fihi Ma Fihi, les quatrains ou Rubâyiât, une partie des odes mystiques et certaines lettres écrites par Rûmî dans les Maktûbât par exemple). Elle consacre sa vie à faire connaitre le soufisme en France à travers ses écrits et ses conférences. Au cours de sa dernière conférence en Turquie, elle émet le souhait d’être enterrée à Konya. Elle repose dans le cimetière qui jouxte le mausolée de Hz. Mevlânâ à Konya.

Tombe de Eva de Vitray à Konya

Tombe de Eva de Vitray à Konya

L’importance du Mathnawî a été reconnue universellement, et de façon intemporelle. En particulier, il fait l’unanimité parmi les Saints et grandes figures faisant autorité sur le plan spirituel, qui de tout temps ont témoigné de l’émerveillement que leur inspire ce chef d’œuvre de la spiritualité, par sa profondeur et sa une justesse didactique :

آن فریدون جهان معنوي، پس بود برهان ذاتش مثنوی
من چه گویم وصف ان عالی جناب، نیست پیغمبر ولی داد کتاب
« Le Mathnawî témoigne de la précieuse essence du roi du monde spirituel ;
je ne sais comment décrire ce grand saint [ndlr : Hz. Mevlânâ] : il n’est pas prophète mais il a un livre [ndlr : saint] »
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Nûreddîn Abd Ar-Rahman Djami (نورالدین عبدالرحمن جامی) – poète, théologien et cheikh Soufi de langue persane du XVè siècle

 مثنوئ مولوئ معنوی ، هست قرآن در زبان پهلوی
« Le Mathnawî du grand Mevlânâ est proprement le Coran écrit en persan »

 روی خود بنود پیرحق سرشت، کو بحرف پهلوی قرآن نوشت
« M’est apparu le sage à la nature divine, celui qui a écrit le Coran en langue persane »
***
Mohammad Iqbal ( محمد اقبال) – Poète, écrivain et homme politique pakistanais du XXème siècle

اِنِّنى اَبْصَرْتُ فِى نَوْمى الرّسولْ، فِى يَدَيْه الْمَثْنَوى وَهُوَ يَقُول
صُنِّفَتْ كُتْبٌ كثِيرٌ مَعْنَوى لَيْسَ فيهَا كالكِتابُ الْمَثنَوى
« J’ai vu le Prophète en rêve. Il tenait le Mathnawî dans ses mains, et a dit : Il y a bien des livres spirituels mais aucun n’égale celui-ci »
***
Yavuz Selim – Sultan de l’empire Ottoman au XVème siècle

Les traductions qui n’ont pas de référence dans le texte, ont été réalisées par Aşkın Canları, administratrice du site

Comment lire le Mathnawî ?

Entretien avec Consciences Soufie, juin 2020