Entretien avec H. Nur Artıran

D’origine turque, H. Nur Artıran (née en 1954) a été désignée, par son maître spirituel Şefik Can (1909-2005), en tant que guide spirituel chargée de transmettre l’enseignement de Jalâluddîn Rûmî. Présidente de la Fondation Internationale Şefik Can pour l’Éducation et la Culture dans la Voie de Rûmî, dont le siège est établi à Istanbul, elle consacre une grande partie de son temps et de ses activités à faire connaître les enseignements de cet immense poète mystique du Moyen-Âge, et en particulier du Mesnevi, qui est son chef-d’œuvre littéraire. Son premier livre, Aşk Bir Davaya Benzer, qui fut un grand succès en Turquie, a été traduit en français sous le titre Rumi à l’épreuve de l’amour.

Pouvez-vous nous parler de votre famille et de votre lignée spirituelle à travers lesquelles vous avez été initiée à l’islam soufi ?

Le Très-Haut m’a fait la grâce de naître dans une famille soufie. Toute mon enfance s’est passée dans les tekke (convent soufi)et les dergâh (sanctuaire construit sur la tombe d’un saint) d’Anatolie. Mes grands-pères, grand-mères, ma mère, mes tantes, mes frères et sœurs… tous étaient soufis. C’est donc auprès de tous ces aînés spirituels que j’ai appris ce que sont la décence et la bonne éducation, ce qui est beau et laid, bon et mauvais dans la vie. Ma défunte mère était l’une des derviches les plus dévouées de son temps. Sa fidélité, son dévouement envers son maître, son amour du service sur la voie (tariqa, ou confrérie) où elle était engagée… tout cela était un grand exemple pour moi. D’elle, j’ai reçu à la fois l’éducation d’une bonne mère très disciplinée et un solide enseignement soufi. Si bien que, dès mes trois-quatre ans, à travers l’extraordinaire dévouement que ma mère témoignait à son guide et sa façon exceptionnelle de servir, j’ai vu et intégré l’importance du service et de la soumission, indispensables à tous les derviches. Comme tous nos proches et notre entourage familial étaient derviches, nous n’avions que peu de contacts avec l’extérieur. Je suis longtemps restée sans savoir que d’autres façons de vivre existaient dans le monde. On peut même dire que c’est ainsi que j’ai grandi.

En quoi le fait d’avoir grandi dans une famille soufie a-t-il contribué à enrichir votre vie spirituelle ?

J’ai en effet grandi dans une famille soufie et, de surcroît, tous les membres de notre famille appartenaient à des confréries différentes. Ce qui, à mes yeux, est une autre grâce généreusement accordée par Dieu. Ma mère appartenait à la tariqa Naqshbandiyya. Et une cinquantaine d’années durant, elle a servi un maître de grande valeur. Ma grand-mère maternelle et mes tantes étaient de la tariqa Rifa’iyya, mes frères et sœurs étaient de la tariqa Qadiriya… C’est toujours le cas aujourd’hui. Le fait de baigner dans cette richesse spirituelle dès la naissance m’a permis d’observer et de sentir la silencieuse profondeur de la voie Naqshbandiyya de ma mère, la bonne éducation et la décence de la voie Rifa’iyya de mes tantes, la noblesse de la voie Qadiriya de ma fratrie et de plusieurs aînés spirituels. Ma tante maternelle, qui était Rifa’i, n’avait pas de fille. Elle a donc aussi été ma nourrice. Les hivers, nous les passions auprès de ma mère au couvent Naqshbandi. Et l’été, pendant les vacances scolaires, je partais rejoindre ma tante dans le couvent Rifa’i, ce qui était une richesse supplémentaire. 

Notre grand-mère maternelle et nos tantes étaient rattachées à Seyyid Fehmi Baba, un grand maître Rifa’i, notre mère au maître Naqshbandi Seyyid Mansur Baba ; mes frères et sœurs étaient quant à eux liées à Cheikh Osman Bagdadi Efendi, lui aussi seyyid (descendant du Prophète Mohammed).

Je baigne donc dans un milieu soufi depuis ma naissance, ce qui m’a permis d’observer et de mettre en pratique dans mon enfance des valeurs spirituelles que d’autres gens s’emploient à acquérir ultérieurement. Imaginez un enfant qui, au lieu de vivre normalement comme les autres, reçoit une éducation spirituelle dès ses trois-cinq ans. À cet âge-là, je n’avais pas conscience qu’il s’agissait d’une éducation très spécifique. À mes yeux, la vie se résumait à ce que j’en voyais et en savais. Comme toute ma famille et mon entourage étaient soufis, je n’imaginais pas qu’il puisse exister d’autres façons de vivre. Ainsi, l’éducation spirituelle que j’ai reçue naturellement dès l’enfance était fondée sur la soumission, la loyauté, l’amour inconditionnel, et donc l’amour et le service sincère.

Mais j’ai surtout grandi sous la houlette spirituelle du guide de ma mère, Mansur Baba. J’ai vu, vécu et éprouvé beaucoup de choses. Cependant, bien qu’élevée dans un environnement très riche spirituellement parlant, c’est seulement à l’âge de vingt-cinq ans que je me suis rattachée à mon premier maître spirituel. Avant, j’attendais de percevoir ce qui m’était destiné en particulier.

Après ce premier maître, c’est Şefik Can qui a été votre guide spirituel, et cela pendant près d’une décennie. Pourriez-vous nous parler de sa personnalité, de la manière dont vous l’avez rencontré, et expliquer pourquoi cette relation spirituelle était nécessaire à votre vie ?

Peu de temps après le décès de mon premier maître spirituel, il m’a été montré que mon chemin spirituel menait vers Djalâl ad-Dîn Rûmî, dont la vie, l’enseignement et les œuvres, notamment le Mesnevi et le Divân-e Shams-e Tabrîzî constituent les fondements spirituels et philosophiques autour desquels la confrérie s’est structurée au XIIIe siècle. Il s’agissait bien sûr d’un signe silencieux, sans paroles, spirituel. Sur l’impulsion de cette manifestation du Seigneur, je me suis lancée à la recherche d’un maître Mevlevi. J’ai ainsi rendu visite à chacun des Dede (autorités, chefs spirituels) Mevlevis que je connaissais à cette époque. Je me suis humblement employée à essayer de les connaître et les comprendre. Mais mon cœur restait insatisfait. J’ai donc poursuivi ma quête encore quelque temps, calmement, tranquillement.

La première fois que j’ai entendu le nom de Mesnevîhân Şefik Can, c’était lors d’une réunion, en 1998 me semble-t-il. Dès que j’ai entendu ce saint nom, cela s’est passé comme avec notre premier maître. Sans le voir, sans le connaître, mon cœur s’est sincèrement attaché à lui. « Şefik Can ! » Répéter ce nom suscitait l’amour et l’enthousiasme. Son seul nom avait suffi à combler mon cœur, à m’apporter un sentiment de sérénité et de bienêtre. J’ai immédiatement entamé des recherches. Ah, Seigneur ! Quel trésor immense ! Quel grand AMOUR ! Si grand qu’il reste invisible pour les yeux. L’œil a la capacité de voir. Mais si vous demandiez à vos yeux de voir le monde dans sa totalité, ils en seraient incapables. Eh bien, Şefik Can incarnait cette totalité. C’est pourquoi il ne m’a pas été possible de tout de suite le trouver, de le voir. C’était une éminente personnalité qui s’était fondue dans l’amour de Rûmî. C’était un grand amoureux de Dieu. Mais il était connu par la plupart des gens comme un grand érudit travaillant sur Rûmî et ses œuvres, comme un fiable théologien, comme un élégant et cordial Monsieur stambouliote ou un simple officier à la retraite. Or, Şefik Can Dede était l’élève du très saint Tahirü’l Mevlevi, l’un des plus importants Mevlevis de la dernière période, et c’est de lui qu’il avait reçu l’ijâzat (autorisation d’enseigner les sciences de l’islam). Tahirü’l Mevlevî avait été éduqué sous la férule de Celaleddin Dede et Esad Dede, dans le couvent Mevlevi de Yenikapı. Et il avait reçu le titre de Mesnevihan alors qu’il n’avait que seize ans. Il s’agit donc d’un grand sultan de la gnose mystique qui a dédié toute son existence à Rûmî. Bien que Şefik Can Dede était son successeur et son représentant spirituel, personne n’en parlait comme d’un Dede Mevlevî. Les gens se réclamant d’autres confréries l’appelaient «Şefik Baba », certains « Şefik Hodja » et d’autres encore « Şefik Beyefendi ». C’est pourquoi il m’a fallu du temps pour arriver jusqu’à lui. J’ai été la première à l’appeler par ce seul mot de « Dede ».

Pourtant, au-delà de toutes ces appellations et apparences, c’était une personnalité vraiment singulière. Il était si humble et si modeste que même ses proches avaient du mal à le remarquer et à percevoir sa vérité. C’est une chose d’être érudit, religieux, dévot, voire cheikh ou dede. C’en est une autre d’être un amoureux gnostique sur la voie du Souverain suprême des amoureux. Et c’est un tel trésor que j’essayais d’approcher. Mais dans cette démarche, je faisais preuve d’une grande prudence, me montrant extrêmement attentive à ne rien faire qui aille à l’encontre du code de politesse spirituelle et du savoir-vivre. Ce qui explique que je n’ai pas osé tout de suite l’approcher.

Sur ces entrefaites, je suis allée en Suisse où ma fille étudiait. Elle y avait rencontré un groupe soufi. Nous avons participé ensemble à leur réunion. Le responsable du groupe s’est mis à parler de Şefik Can Dede avec beaucoup d’intérêt. Voilà que le nom béni de Şefik Can que j’essayais de rejoindre en Turquie était également évoqué en Suisse.

Tandis qu’ils parlaient entre eux, je réfléchissais à la compassion et à la miséricorde de Dieu. Finalement, Şefik Can Dede fut contacté par l’intermédiaire des membres turcs du groupe. Ce dernier accepta avec joie l’invitation qui lui était faite de venir en Suisse. J’étais émue et enthousiaste à l’idée de pouvoir bientôt le rencontrer. Malheureusement, cette rencontre espérée ne put se réaliser. Car à la date où il allait arriver en Suisse, je devais absolument être rentrée à Istanbul.

Finalement, c’est à Istanbul que vous rencontrerez Şefik Can. Et à cette évocation, vous écrivez : « Me demandant s’il s’agissait de la réalité ou d’un rêve, je venais de vivre plusieurs jours magiques pour lesquels une vie entière m’avait été accordée. »

Par la suite, j’ai continué à voir Şefik Can Dede. Nous nous sommes attachés l’un à l’autre et, comme de vieux amis, nous sommes devenus très proches. Désormais, en ma qualité d’amie proche, j’avais pris l’habitude d’aller en visite. J’étais dans la gratitude d’avoir trouvé ce que je cherchais. Dès le premier jour, je m’étais déjà portée volontaire pour servir ce saint Amoureux de Dieu. Ce qui était pour moi une grande bénédiction, une grâce divine. Il n’y avait vraiment pas besoin de mots, de lettres, de sons, ni d’avant ni d’après. Notre Şefik Can Dede avait formé de nombreux étudiants tout au long de sa vie de nonagénaire. J’étais son dernier enfant spirituel. Cependant, nous avions une affinité spirituelle très particulière, c’était visible.

Un seul instant passé avec Şefik Can Dede avait tant de valeur qu’il pesait plus lourd dans la balance que le monde entier. Chaque être a une apparence et une vérité intérieure. Pour paraphraser le poète soufi du XIIIe siècle, Yunus Emre, cet homme parfait « revêtu de chair et apparu sous le nom de Şefik Can », était une incarnation de l’Amour.

Pourquoi l’humain éprouve-t-il le besoin de suivre un guide spirituel ?

Si l’on observe la nature, les animaux vivent en groupes dans les forêts, de même que les poissons dans les mers et les oiseaux dans le ciel. Solidarité et cohésion sociale existent dans le règne animal. Certains peuvent être solitaires. Mais le plus souvent, surtout s’ils doivent se déplacer d’un endroit à un autre, ils se rassemblent et placent à leur tête un guide qu’ils se sont choisi. C’est un comportement animal bien connu et immuable.

Puisque les animaux éprouvent le besoin de se constituer en troupeaux ou en colonies sous la supervision d’un guide pour aller vers leur destination, pourquoi les humains n’auraient-ils pas le même besoin ?

Pour ceux qui n’ont pas de projet de voyage, un guide n’est d’aucune utilité. Mais ceux qui s’apprêtent à faire un safari dans la jungle sauvage africaine en ont absolument besoin. Certains n’ont aucune intention de s’aventurer dans la jungle et préfèrent rester chez eux. Connaissant chaque recoin de leur maison, ils peuvent affirmer pouvoir s’en passer. À raison. Ce sont là des gens qui refusent de bouger et qui restent accrochés à leur rocher. Mais d’autres ont le désir de s’élever, d’ascensionner, autrement dit d’évoluer, de connaître le but de leur création, de connaître leur Seigneur. Et ce désir nécessite d’entreprendre un voyage – un voyage non pas terrestre mais un voyage lié à l’au-delà. Un voyage difficile de nous-même vers nous-même, et qu’on ne saurait mener à bien sans guide, sans instructeur. Qui a besoin d’un guide spirituel ? Celui qui, voulant se rendre d’un endroit à un autre, le cherche car il sait qu’il en a besoin. En ce monde, aucun métier, aucune profession ne peut s’apprendre sans maître et sans apprentissage. Comment le cheminement spirituel, qui est encore plus important, pourrait-il se faire sans maître et sans éducation ? La raison d’être du guide, du maître, c’est seulement d’être là pour les personnes désireuses de recevoir une éducation spirituelle, d’aller au-delà du visible et de dépasser le connu.

La mission primordiale de l’homme sur Terre, c’est de connaître son créateur, le but de sa création et donc de se connaître soi-même. C’est de s’efforcer, par cette conscience, d’être partie prenante de la paix sociale, de l’amour, du respect, de la bonté et de la beauté… Quant à nous, notre objectif, notre but et notre désir sur la voie où nous cheminons sous la guidance de Mevlânâ Djalâl ad-Dîn Rûmî – notre rôle (pour reprendre le terme que vous avez employé) – n’existent que dans ce cadre. Le reste à nos yeux relève du détail.

En 2005, après le décès de Şefik Can, vous avez assumé la responsabilité de son legs spirituel. En assumant ce devoir spirituel, avez-vous rencontré des difficultés particulières, notamment en matière de reconnaissance ?

Je n’ai jamais eu le besoin d’être reconnue par la société. Et ne nourrissant pas ce genre d’attente, je n’ai pas rencontré de difficulté. Rûmî dit : « Les prophètes et ceux qui ont une charge spirituelle remplissent leurs devoirs uniquement par sincérité. Que le peuple les accepte ou non… ils n’ont rien à faire de telles pensées. » Car les services spirituels sont une œuvre du cœur, et l’approbation essentielle est non pas celle des gens mais celle de Dieu Tout-Puissant ! C’est la raison pour laquelle les amoureux de la Vérité agissent uniquement pour Dieu, avec le désir que ces œuvres obtiennent Son approbation et trouvent quelque valeur en Sa présence.

De quelle manière la spiritualité vous a-t-elle aidée pour surmonter les épreuves de la vie ?

Nous essayons de faire preuve de beaucoup de courage, de détermination et d’acharnement dans les domaines auxquels nous croyons de tout cœur. Nous essayons d’ignorer et de ne pas tenir compte des obstacles, des difficultés et des ennuis qui se présentent à nous. Rien n’est facile dans la vie. Il est nécessaire de fournir un travail, de faire des efforts et de nombreux sacrifices. La difficulté et l’épreuve sur la voie des amoureux (de Dieu) constituent une vérité importante exprimée par tous les mystiques.

Le poète soufi Niyazi Mısrî Efendi (1) (XVIIe siècle) résumait l’abnégation requise avec ces quelques mots : « Le chemin de l’amour est pénible, chaque profit est douloureux, désespère de ta vie si tu dis que tu peux atteindre ton âme. » De son côté, Rûmî s’adressait à ceux qui poursuivaient l’amour divin : « Celui qui a perdu l’Eau de cette vie (spirituelle) doit la chercher sans se laisser détourner de ce désir par sa préoccupation des moyens de subsistance, par les circonstances et les besoins, ou par les obstacles qui pourraient intervenir entre lui et ce but. Ceux qui cèdent aux désirs de leur âme charnelle, qui sont enclins à la facilité ou se détournent de cette recherche par inquiétude quant aux moyens d’existence, par manque de confiance en eux-mêmes ou incapacité à surmonter les épreuves, ne parviendront jamais à la Connaissance. N’y parvient que celui qui prend refuge en Dieu et place les affaires spirituelles au-dessus des temporelles. Et il puisera dans le trésor de la Sagesse de grandes richesses. »

Rûmî souligne clairement que celui qui abandonne à la première difficulté ne peut parvenir à ce qu’il désire. Car aucun but ne peut être atteint sans obstacles, sans déboires et sans luttes. Nous sommes obligés de faire preuve de détermination. Alors que les obstacles, les difficultés et les ennuis semblent souvent provenir de l’extérieur, ce sont en réalité les bâtons que l’on se met soi-même dans les roues. Si l’on est capable d’afficher une position ferme et solidement ancrée en soi-même, les difficultés et les épreuves extérieures inhérentes au but que l’on s’est assigné ne pourront nous en détourner. Dès lors que l’on est solide intérieurement, rien ne peut nous détruire de l’extérieur. Il faut admettre cette vérité. Si l’on devait désigner un obstacle majeur, ce serait seulement notre propre moi, nos émotions personnelles, nos propres pensées, nos souhaits et nos désirs.

Votre quête spirituelle implique-t-elle encore une lutte intérieure, ou est-ce que ces défis s’apaisent avec le temps ?

Le fait est que les humains doivent lutter jusqu’à leur dernier souffle. Un petit enfant de l’école primaire a un niveau de responsabilité différent pour ses devoirs qu’un lycéen ou un étudiant qui passe sa thèse à l’université. L’homme doit constamment lutter, contre lui-même et contre le monde extérieur, et ne pas se laisser vaincre par les difficultés internes et externes. Car il est impossible en ce monde d’affirmer « Ça y est, c’est bon, j’y suis arrivé, j’ai terminé. » On peut être sûr de tout, mais on ne doit jamais être sûr de son ego.

Cependant, il existe bien sûr de grands saints, qui sont les héritiers du Prophète, et qui sont parvenus à leur entière perfection. Mais ici, nous ne parlons que de notre humble et imparfaite existence.

Comment décririez-vous votre propre djihad, c’est-à-dire le combat spirituel ?

Comme vous le savez, notre Prophète a dit : « J’ai été envoyé pour parfaire les vertus morales. » En essayant de prendre pour guide cette parole bénie, j’ai toujours veillé à ne pas céder à mes intérêts personnels, à mon égoïsme, à mon ego, à ma volonté propre et mes désirs mondains, et à donner la priorité à notre Seigneur et à Ses beautés manifestées en ce bas-monde ; à placer le Prophète qu’Il appelait « Mon Bien-Aimé » et ceux qui l’aiment au centre de ma vie. Sur les amis de Dieu, sur la beauté et la bonté, je ne voulais pas faire de concession.

J’ai su que j’étais créée pour servir les amoureux de la Vérité, les amis de Dieu et toute l’humanité. J’ai mené un combat acharné pour que ce service s’effectue dans la pureté de la foi. C’est toujours dans le cadre de sentiments et de pensées de cet ordre que s’est déroulé ce que je nomme « djihad ».

Qu’avez-vous appris de plus significatif dans votre voyage spirituel et comment le décririez- vous ?

Il y a cet aphorisme du grand théologien mystique du Muhyiddin, Ibn Arabi (1165-1240) : « J’ai parcouru toutes les stations. Et j’ai vu que la plus belle est celle du serviteur en disgrâce (abd-i zelîl) ». Et comme dans tout ce qu’il dit, Muhyiddin Ibn-Arabi exprime ici en une phrase la vérité. Mevlânâ Djalâl ad-Din Rûmî qualifie cela d’amour et Abou al-Hassan al-Kharaqânî (963-1033) de futuwwa (la chevalerie). Dans un distique du Dîvân-ı Kebîr, Rûmî dit : « Tous ceux qui marchent sur le chemin de l’amour sont des sultans. Il n’y a pas place pour les serviteurs. Quiconque aime Dieu ne peut être esclave. Tous sont des sultans. » Le rang de servitude mentionné par Muhyiddin Ibn Arabi correspond donc à un sultanat dans le monde de la vérité. Seuls ceux qui sont animés par l’amour spirituel font passer le bonheur, la paix, la bonté et la beauté, les autres et la société qui les entourent avant eux-mêmes. C’est une manière de vivre spécifique à ceux qui expérimentent l’amour divin. Mon seul but, tout mon effort consiste à servir l’humanité entière sans aucune discrimination, à véhiculer dans l’univers la paix, l’amour, la compassion et la miséricorde, qui sont les idées fondamentales de l’islam.

Si vous deviez partager avec nous quelques impressions de Şefik Can Dede, vu depuis la fenêtre de votre cœur, quelles seraient-elles ?

Il n’est pas évident d’exprimer en quelques phrases toutes les strates, visibles et invisibles, d’un tel abyssal océan. Les Amants mystiques sont comme le soleil dans le ciel, et nous, d’infimes particules qui apparaissent grâce à leur lumière. Ainsi, quoi que nous puissions dire, cela sera toujours incomplet et insuffisant. Quand je pense à Şefik Can, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est son humilité, son immense modestie. Sa complète maîtrise de la morale mohammedienne, sa quiétude, sa maturité, son niveau de connaissance et de sagesse. Il avait atteint le hiç (du persan hîtch signifiant « rien ») sur la voie de Rûmî. Il n’y avait aucune place pour l’étroitesse d’esprit dans sa vie. Sa bienséance, sa belle moralité empreinte d’affection et de compassion en toutes circonstances, sa façon d’excuser, de pardonner, d’accueillir tout le monde avec la plus grande tolérance. Le seul mot qui puisse rendre compte de Şefik Can Dede, ce serait « hiç ».

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le lien spirituel qui unissait Şefik Can Dede à Rûmî ?

Non seulement pour moi mais pour tous, le nom de Şefik Can est d’emblée associé à celui de Rûmî. C’est en raison de son insondable amour pour Rûmî, de son dialogue amoureux avec lui, que Şefik Can Dede est si profondément aimé et respecté par des gens de tous âges, de tous horizons et de toutes classes sociales. Il est tout naturel d’aimer Rûmî. Car les grands saints, héritiers du Prophète, ont eux aussi été envoyés comme une miséricorde sur Terre. C’est pourquoi Rûmî dit : « Nous sommes comme le Soleil dans le ciel ». Tout ce qui existe dans l’univers, le monde entier a besoin du Soleil. C’est pourquoi nul être sensé ne peut être contre. Mais entre ne pas s’y opposer et prendre le risque de s’y jeter et de s’y consumer… il y a un grand pas que Şefik Can Dede et certaines personnalités exceptionnelles ont osé franchir pour s’anéantir tels des papillons dans le feu ardent. Dans la sourate « Le Jour Montant », Dieu Tout-Puissant dit : « Par le jour montant / Et par la nuit quand elle couvre tout. » (Ad-Duha 93/1-2). Un verset que Rûmî commente ainsi : « Il y a de la lumière mohammedienne dans le Soleil ; c’est pourquoi le Soleil éclaire si bien la Terre et permet à tout l’univers de perdurer. Pour être proche de cette lumière présente dans le Soleil, j’aimerais être une particule dans ces flammes. »

La caractéristique distinctive de Şefik Can, c’est sa façon de constamment porter au-delà des mots son intérêt et son amour renouvelés pour Rûmî. Il s’est brûlé à ce feu de l’amour, il s’y est consumé jusqu’au « rien ». Il était Mevlevî non seulement en parole, mais par son état spirituel. Et si on le prenait comme modèle, il était possible de voir en lui la réalisation des sept conseils de Rûmî.

Comme mentionné plus haut, le but est moins de psalmodier les enseignements de Rûmî ou de l’aimer que de progresser vers sa ressemblance. La particularité de Şefik Can Dede, c’est cette identification par l’état spirituel à celui qu’il vénérait. 

« Aimer, c’est ressembler à ce qu’on aime. » Passer sa vie sur un sujet est une chose, s’identifier en est une autre. Le degré de ressemblance auquel on parvient est proportionnel à son amour. Lui a réellement aimé. Dans l’esprit de tous, le nom de Rûmî est systématiquement associé aux notions de tolérance, de compréhension, ce qui rappelle cette phrase de Yunus Emre : «Aimer la créature à cause du Créateur. » Rûmî et la tolérance… Tout le monde a ces mots à la bouche, mais quand vient le moment de tolérer, de pardonner, d’absoudre, on ne trouve pas une once de ce pardon et de cette tolérance dont on se gargarisait.

Şefik Can Dede se démarque par son souci constant d’accorder ses actes à ses paroles. Et je dois clairement souligner que, au-delà de son titre de Mesnevîhan, il était un Mesnevi (2) vivant. Et tout ce que Rûmî voulait nous expliquer dans son œuvre, j’essayais de le comprendre à travers la morale exemplaire de Şefik Can Dede.

Dans quelle mesure le message de Mevlânâ Djalal ad-Din Rûmî peut-il parler aux êtres humains de notre époque ?

Si le message de Mevlânâ Djalal ad-Din Rûmî reste valide en tout temps, c’est dû au fait que ce qu’il veut transmettre est un message divin entièrement dirigé vers l’âme humaine. Rûmî décrit à l’Homme ce qu’est l’humain, il parle de la sublimité de l’Homme, du secret de sa création et de l’Amour, qui est une valeur commune de l’humanité. C’est pourquoi ce message se transmet de main en main, d’une langue à une autre, à travers le temps et la planète, tout en conservant sa spécificité et son caractère universel.

On le voit, notre monde actuel est en proie à une grande affliction. Dans de nombreux pays, la population est emportée par un flot de larmes et dérive vers l’inconnu. Alors que des millions de personnes meurent de faim et de soif, d’autres baignent dans le consumérisme et un luxe insolent, glissant ainsi vers une profonde obscurité, dénuée d’amour, de compassion et de miséricorde. L’une des principales raisons en est que l’homme s’éloigne de son créateur et du but de sa création, qu’il n’accepte pas la diversité et les différences qui existent sur Terre.

Les gens rejettent inconsciemment les différences et la diversité, ignorant qu’ils font partie d’un tout. Il y a une crise de l’amour, de la compassion et de la miséricorde dans le monde en raison de la prédominance du sentiment égotique, des idéologies personnelles et du rejet de l’autre. Cependant, la liberté, la paix, l’amour, le respect et la compassion, sont une source naturelle divine au sein des êtres humains et ils devraient la révéler par différents moyens et la présenter ainsi pour leur propre bénéfice et celui de la société.

Comme indiqué plus haut, le message de Rûmî exprime le désir et le besoin de l’homme d’aller vers sa propre origine. Il parle du véritable sens de la vie, du secret et de la vérité de la création. Il invite les gens à respecter l’humanité et la diversité sur Terre. Il nous rappelle que nous venons du royaume des âmes et que nous retournerons dans ce royaume des réalités. Il nous informe que l’amour est le plus important des guides dans notre voyage intérieur de nous-même à nous-même. Puisque cet appel divin est dirigé vers la vérité de l’homme et vers son âme, il transcende le temps et étreint avec amour et compassion l’humanité de chaque époque. Toutes les paroles de Rûmî sont empreintes du divin, c’est une miséricorde divine descendue du ciel sur la Terre. De fait, tout ce qui provient du monde éternel restera éternel en conformité avec son origine, et enveloppera toujours l’univers.

Propos recueillis par Nathalie Calmé

(1) : Niyâzi Mısrî : né le 9 mars 1618 à Malatya en Turquie et mort le 16 mars 1694 à Lemnos, en Grèce, poète mystique, l’un des plus célèbres cheikh Halvetî d’Anatolie, célèbre pour sa poésie, son rayonnement spirituel et son opposition publique au gouvernement de l’époque, (NdT).

(2) : Mesnevi : est le nom de l’œuvre principale de Rumî, une œuvre poétique composée de six livres et de 25 000 distiques.

Pour aller plus loin

Nûr Artıran est l’auteur (premier livre traduit en français) de : Rûmî, l’épreuve de l’amour (Bayard 2020)

Nûr Artıran donnera une retraite en France cet été 2025 : du 14 au 16 août, à la Source bleue (Touzac, 46)