Naissance et famille
Enfance et jeunesse : de Balkh à l’Anatolie
L’arrivée à Konya
Mariage et descendance
Mort du Sultân al-‘Ulamâ’ et perfectionnement
Rencontre avec Shams de Tabrîz et Fanâ’
Nuit de Noce avec le Bien-Aimé
▲ Mausolée de Hz. Mevlânâ à Konya – Photo : Catherine Touaibi
Il est connu partout dans le monde comme le Sultan de l’Amour , tant ses poèmes chantent l’Amour inconditionnel et trouvent un écho universel au-delà du temps et de l’espace : Rûmî est lu, médité et commenté depuis le XIIIème siècle avec la même ferveur, non seulement dans le monde musulman, mais bien au-delà, en Orient comme en Occident.
Bien que datant du XIIIème siècle, on connait avec une assez grande précision les détails de la vie de Hz. Mevlânâ, sa famille et ses descendants. Comme pour des princes et des personnalités importantes de l’époque, les anecdotes les plus marquantes de sa vie sont minutieusement consignés et rapportés par les hagiographies de l’époque. De son vivant, les principales sources sont l’hagiographie de Ferydoûn ben Ahmad Sepahsâlâr dans Les saints des derviches tourneurs (traduit en français par Clément Huart) et celle de Shamseddîn ‘Ârefî dit Aflâkî. Après sa mort, son fils Sultân Walad relatera aussi ses propres souvenirs dans son Ibtidâ’ nameh. De nos jours, on peut trouver encore des traces vivantes de l’histoire de Hz. Mevlânâ Rûmî en Turquie: sa demeure, sa madrasa, les sépultures de ses maîtres, de sa famille et de toute la lignée de ses descendants. Comme source fiable, il y a aussi les archives de l’ordre des Mevlevi, précieusement conservées par une transmission minutieuse et sacrée de cheikh en cheikh. On connait avec minutie non seulement sa vie mais aussi son enseignement, les détails précis de sa propre pratique religieuse et spirituelle (prières, jeûnes, la danse giratoire – samâ’ ou semâ) et les conditions dans lesquelles il a produit ses deux œuvre majeures que sont le Mathnawî et le Dîvân-e Kabîr.
C’est en nous appuyant sur l’ensemble de ces sources que nous vous invitons à nous suivre sur les traces du grand Hz. Mevlânâ Rûmî.
◀︎ Plus vieille miniature connue à ce jour, représentant Hz. Mevlânâ Rûmî
Rûmî est né à Balkh au début du XIIIème siècle, dans le Khorâsân, actuel Afghanistan. Sa date de naissance n’est pas précise : la tradition le fait naitre en 1207 mais des faisceaux d’indices temporels semblent concorder pour établir sa naissance plus tôt, vers 1201/1203. Ses hagiographes donnent la date du 6 Rabi Ier, c’est-à-dire le 30 septembre.
Ses ancêtres sont tous des nobles de la région et des érudits remontant, dans la lignée paternelle, au premier Calife de l’Islam, Abu Bakr.
Le père de Rûmî, Mohammad Bahâuddîn Walad محمّد بهاءُالدّین وَلَد, est un grand savant théologien, surnommé Sultân al-‘Ulamâ سلطان العلماء, c’est-à-dire sultan des savants. Il est reconnu pour sa sagesse, son amour de la Vérité et sa droiture. On lui attribue des disciples parmi les plus grands noms de l’époque, des nobles de haut-rang, ainsi que des savants et les saints reconnus qui parcouraient la région pour venir entendre ses prêches et ses enseignements, lui demander conseil et le prendre pour maître. Toutes les chroniques de l’époque donnent des anecdotes témoignant de son éthique irréprochable, son exemplarité, l’amour avec lequel il traitait ses semblables et le respect que tous lui vouaient. Il fut un rôle modélisant pour celui qui deviendra plus tard le grand Saint Hz Mevlânâ حضرت مولانا.
La mère de Rûmî est également d’origine noble. On la connait sous le nom de Mümine Khâtûn مؤمنه خاتون et on la décrit comme digne de porter son nom (Mümine signifie croyante) : elle était de noble descendance et de caractère. D’elle, naquirent 3 enfants: l’aîné, ‘Alâeddîn Mohammad علاءالدین محمّد, le cadet, Mohammad Jalâluddîn dit Mevlânâ surnommé Rûmî مولانا محمد جلال الدّتن رومی et une sœur benjamine Fatima Khâtûn فاطمه خاتون qui était aussi connue pour sa science et son noble caractère.
Les premières années de la vie de Rûmî se passent sur les routes, en visite dans les lieux saints et à la rencontre des grands maîtres de l’époque. Car pour fuir l’invasion Mongole qui est imminente, Mohammad Bahâuddîn Walad décide de quitter Balkh (1) dans le Khorâsân avec sa famille, alors que Rûmî est encore très jeune. Le périple durera plus de 9 ans, avant que la famille ne s’installe définitivement en Anatolie. Accompagnés de certains disciples du Sultân al-‘Ulamâ‘, ils prennent donc la route vers l’ouest, s’arrêtant de ville en ville et visitant les lieux saints et les grands maîtres de l’époque.
Partout où ils passent, la réputation du Sultân al-‘Ulamâ‘ les a précédés et ils sont accueillis par la foule qui attend leur arrivée. Les rois et princes locaux les invitent à rester dans leurs palais et offrent des postes importants au père de Rûmî afin de le retenir tant ses prêches et ses enseignements sont appréciés. Mais par respect de l’Adab (Edep en turc), c’est-à-dire par éthique et politesse spirituelle, Bahâuddîn Walad insiste toujours pour demeurer dans des madrasa – l’équivalent des séminaires pour les musulmans – et ne reste jamais plus de 3 jours dans une même ville.
La première grande étape de leur voyage se passe à Nishapour (2) (ces numéros correspondent au numéro sur le plan ci-dessus), où Rûmî et son père rencontrent le grand maître et poète mystique Farîduddîn Abûhâmed Mohammad ‘Attâr فریدالدین ابوحامد محمد عطار نیشابوری (m. 1142) auteur du Cantique des oiseaux (photo ci-contre). Attâr reconnait déjà en Rûmî une grande maturité spirituelle et lui prédit un destin remarquable : J’espère que ton fils brûlera bientôt dans le brasier de l’Amour Divin et mettra le feu à tous les cœurs aurait-il dit à Mohammad Bahâuddîn Walad, avant d’offrir son livre intitulé Asrâr nameh, le livre des secrets, à Rûmî, qui s’en inspirera notamment dans son oeuvre majeure, le Mathnawî. Rûmî reconnait explicitement, son lien de filiation spirituelle avec ‘Attâr :
عطار روح بود و سنایی دو چشم او
ما از پی سنایی و عطار امدیم
« ‘Attar était âme et Sanaï ses deux yeux;
Nous, nous suivons leurs traces»
Après Nishapour, la famille de Rûmî s’arrête à Baghdâd (3) où le Sultân al-‘Ulamâ’ accepte de donner une prêche dans la plus grande mosquée de la ville et y fait sensation. On dit qu’il y avait tant de personnes rassemblées pour la prêche qu’il n’y avait pas de place pour s’assoir. Malgré l’insistance des Califes de la ville, qui envoyèrent de l’or, des chevaux, des suppliques et pleurèrent pour retenir le Sultân al-‘Ulamâ‘ (détails rapportés par les chroniques de l’époque), celui-ci par éthique, refuse toutes les propositions et la famille quitte Baghdâd pour la Mecque (4) où ils effectuent le pèlerinage rituel.
Ils reprennent la route pour Médine (5), la ville lumière du Prophète (Sur lui la bénédiction et la paix d’Allah), où ils visitent sa tombe et lui rendent un hommage profond et sincère. Puis après plusieurs étapes, ils arrivent à Jérusalem (6) où ils visitent la mosquée d’Al-Aqs’a, la première Qibla (Direction) de l’islam.
De la Ville Sainte, ils vont à Damas (7), puis Alep (8) et arrivent enfin sur les terres anatoliennes. De Malatya (9) où ils font une brève halte, ils prennent la route pour Larende (14), actuelle Karaman, en passant par Erzincan (10), Sivas (11), Kayseri (12) et Niğde (13). Ils se plaisent beaucoup à Larende et y restent pendant 7 ans. Il s’agit de leur plus longue étape depuis leur départ de Balkh. C’est là que Rûmî se marie et voit naitre ses deux premiers fils. C’est aussi à Larende que Rûmî perd sa mère bien-aimée et son frère aîné, à peu de temps d’intervalle l’un de l’autre, juste après son mariage. Ils reposent tous les deux à la mosquée Ak Tekke Camii où on peut encore voir leur sépulture (photos dans la galerie, ci-contre)
Intérieur de Ak Tekke Camii ►
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Mais Larende n’est pas la destination finale pour la famille. A l’époque l’Anatolie fait partie du sultanat Seldjoukides de Rum. Ferydoûn ben Ahmad Sepahsâlâr nous raconte que le souverain Seldjoukide de la région, Sultân ‘Alâeddîn Kayqubâd ou Kaykubad, voyant le Sultân al-‘Ulamâ‘ prendre résidence à Larende, non loin de ses terres, s’offusque qu’il ne vienne pas prêcher dans sa Capitale Konya (15). Il se plaint à Amir Moussa, le sultan de Larende, lui reprochant de retenir ce saint prédicateur.
▲ Statue de Sultân ‘Alâeddîn Kaykubad
Or il s’agissait là d’une décision de Mohammad Bahâuddîn Walad, lui-même, qui ne souhaitait pas vivre dans une ville dont le sultan faisait montre d’un manque de piété notoire. Afin d’éviter un conflit entre les deux villes, le Sultân al-‘Ulamâ‘ conseille à Amir Moussa de se rendre à Konya et tout expliquer au Sultân Kaykubad. Ému par tant de franchise et la justesse des paroles rapportées par Amir Moussa, le Sultân ‘Alâeddîn Kaykubad se voue l’amour de la Vérité et promet qu’il deviendra un disciple du Sultân al-‘Ulamâ‘ si celui-ci consent à le rejoindre à Konya pour y vivre et y enseigner. Touché par la sincérité du Sultân Kaykubad, le Sultân al-‘Ulamâ‘ accepte sa proposition et la famille reprend la route une dernière fois pour s’installer définitivement à Konya au printemps 1229.
L’arrivée dans la Capitale du Sultanat de Rum, est racontée de façon précise par les chroniqueurs : le sultan ‘Alâeddîn Kaykubad, venant à la rencontre de son maître à la porte de la ville, l’accueille et l’accompagne à l’intérieur de la ville en marchant à côté de son cheval en signe de déférence et d’attachement. Toute la ville est venue voir cette arrivée royale et cette scène mythique d’un sultan à pied, marchant à côté de son maître à cheval. Il ne fallut pas longtemps, nous raconte Sultân Walad dans son Ibtidâ’ nameh ابتدانامه, pour que toute la ville devienne disciple de son grand-père.
À Konya la famille habite d’abord dans la madrasa d’Altun Aba (actuel İplikçi Camii ve Medresesi – cf. Photo ci-contre), puis à Gühertaş Medresesi, un édifice que l’Émir Gevhertaş (ou Gühertaş), le page du sultan Seldjoukide a fait construire pour le Sultan al-‘Ulamâ’ dont il est lui-même disciple. Ce sera la demeure de Hz. Mevlânâ Rûmî jusqu’à sa mort. Gühertaş Medresesi, aussi appelé Molla-i Atik camii ve medresesi a existé jusqu’au début du XXème siècle. Aujourd’hui il ne reste aucune trace de cet édifice, dont certains chercheurs pensent avoir trouvé l’emplacement exact récemment.
Rûmî s’est marié deux fois et a eu 4 enfants de ses 2 épouses.
Son premier mariage a eu lieu à Larende où Rûmî sur les conseils de son père épouse Gauhar Khâtûn گوهرخاتون, la fille digne de Sharafuddîn Lala de Samarcande, un des disciples du Sultân al-‘Ulamâ‘. Le mariage a lieu au printemps 1225. de ce mariage naissent deux fils : l’aîné, Sultân Walad, nommé ainsi en l’honneur de son grand-père, et le cadet, ‘Alâuddîn Tchelebi en l’honneur de son défunt oncle, frère aîné de Mavlânâ Rûmî, mort peu de temps avant sa naissance.
L’année de leur arrivée à Konya, Rûmî perd son épouse Gauhar Khâtûn (m 1229). Plus tard, il se remarie avec Kira Khâtûn کراخاتون, d’origine turque, elle aussi veuve et déjà mère d’un garçon – Shamseddîn Yahya. D’elle naîtront deux autres enfants : un fils – Muzaffareddîn Amir Âlem Tchelebi مظفرالدّین امیرعالم – et une fille – Malike Khâtûn ملکه خاتون. Kira Khâtûn survivra une vingtaine année à mon saint époux.
C’est donc dans un contexte de piété et d’Amour de la Vérité que Rûmî grandit, avec comme modèle une figure paternelle renommée, aimée et respectée par tous pour sa droiture et sa justesse. A l’arrivée à Konya, Rûmî a une vingtaine d’années. Il devient le disciple de son père dont il suit l’enseignement à la mosquée ‘Alâuddîn qui existe toujours à Konya, dans la forteresse d’Alâeddîn Külliyesi et est actuellement l’une des plus vieilles mosquées de la ville.
▲ Mausolée où reposent Hz. Mevlânâ et son père, à Konya
▲ Sépulture de Sultân al-‘Ulamâ’ juste derrière celles Hz. Mevlânâ et Sultân Walad
Deux ans après leur arrivée à Konya, le Sultân al-‘Ulamâ’ tombe soudainement malade. Le troisième jour de sa maladie, au petit matin, son âme quitte ce monde éphémère. C’était le 12 janvier 1231- 18 Rabi’ul Âkhir 628. Toute la noblesse de la région assite à ses funérailles. Le Sultan Kaykubad lui-même fut de ceux qui portèrent le cercueil à l’emplacement que le Sultan al-‘Ulamâ’ avait choisi. Dévasté par la perte de son maître bien-aimé, le sultan Seldjoukide met son trône en berne pour une semaine et pendant 40 jours, personne ne monte à cheval en signe de deuil. Un an après sa mort, on construit un humble tombeau à l ’emplacement de la sépulture du Sultân al-‘Ulamâ’. Ce n’est qu’après la mort de Rûmî qu’en hommage au père et au fils, enterrés côte à côte, on érige le mausolée majestueux qu’on peut toujours visiter à Konya (cf. photos ci-contre).
Bien qu’encore très jeune, la maturité spirituelle de Mevlânâ Rûmî est déjà reconnue et à la demande des disciples du Sultân al-‘Ulamâ’, il reprend la suite de son père et commence à enseigner. Mais, avec la mort de son père, il a perdu aussi un maître. Il a besoin d’un guide pour l’aider à porter les lourdes responsabilités qui lui incombent désormais comme chef de famille et enseignant spirituel. Il trouvera son maître un an après ce triste deuil en la personne du Cheikh Burhânuddîn Mohaqqîq Tirmidhî برهان الدينمحقق تِرمِذی, un des disciples de son père, qui arrive tout droit de Balkh.
En apprenant sa venue, Hz. Mevlânâ Rûmî se réjouit. Il s’agit en fait de celui que le Sultân al-‘Ulamâ’ avait chargé de l’éducation de son fils quand ils étaient encore dans le Khorâsân. Hz Mevlânâ Rûmî retrouve donc son maître d’enfance, et le lien maître disciple se reconstruit. Le Cheikh Tirmidhî entreprend de consolider les savoirs de son élève en matière de Sharia et de religion. Ainsi, il l’envoie 2 ans à Alep et 4 ans à Damas pour y approfondir ses connaissances dans des madrasa réputées, recevant l’enseignement des érudits les plus renommés de son temps, comme le maître Kamâluddîn ibnul-‘Adîm كمال الدين ابن العديم (m. 1262), célèbre savant es lois islamiques. Ce sont des années d’approfondissement et de formation, qui permettent à Rûmî de devenir un grand uléma et rencontrer les sachants de son époque.
À son retour de Damas, le Cheikh est heureux de constater la maturation de son disciple. Hz. Mevlânâ est tout à fait prêt à assumer ses rôles à Konya. Mais l’essentiel de son éducation, n’est pas le fuit des heures passées sur les bancs des madrasas. Il le doit à son père, et premier maître, qui a été un exemple pour lui. Il a pu l’observer de près dans l’exercice de ses divers rôles familiaux et sociaux. D’ailleurs le Cheikh le lui signifie clairement : Ta connaissance est hors pair ; tu es exceptionnel ; mais ton père avait une envergure spirituelle. Quitte donc le verbe et travaille pour parvenir, toi-aussi, à cette dimension spirituelle. Ne te contente pas d’être l’héritier du savoir qu’il t’a transmis, mais sois aussi l’héritier de sa face spirituelle. Comme le soleil, éclaire le monde, pour montrer le voie à ceux qui sont restés dans l’obscurité, ceux qui sont sortis du chemin Mohammadien.
Le Cheikh reste donc encore quelques années avec Hz. Mevlânâ Rûmî pour l’aider à parfaire sa dimension spirituelle. Vient le jour où il sent sa mission accomplie et il décide de quitter Konya. Hz. Mevlânâ s’attriste et demande les raisons de ce souhait. Lui, aimerait garder son maître près de lui. Mais le cheikh Tirmidhî de réponde: À Konya est apparu un lion puissant. Je suis moi aussi un lion. Il ne peut y avoir deux lions dans la même ville. Le moment est venu de nous quitter. Alors Hz. Mevlânâ à regret mais se rendant à l’évidence, accompagne son maître jusqu’à Kayseri, où son maître passera les quelques mois qui lui restent à vivre. Le Cheikh quitte ce monde en décembre 1241.
Quand le Cheikh Tirmidhî rejoint l’éternel, Rûmî a une quarantaine d’année. Comme son père, il enseigne dans la madrasa et donne des entretiens spirituels pour ses étudiants et les chercheurs de Vérité. En même temps il devient guide spirituel pour les derviches et les amoureux de Dieu. Il est le nouveau sultan des savants et un grand maître soufi de son temps. Rûmî, en persan veut dire qui est de Rum. Comme beaucoup de Cheikh, il est identifié par le lieu où il a élu demeure et où il officie: la capitale du Sultanat Seldjoukide de Rum. Mais il n’est pas encore le grand saint que nous connaissons. Sa réalisation, le perfectionnement de sa station spirituelle, il la doit à la rencontre avec un certain Shamseddîn de Tabrîz, un inconnu, qui arrive à Konya un pendant l’hiver 1244.
Shams est un soufi qui arpente les routes de la région à la recherche d’un maître. Il écrit dans les Maqalat : je suis parti de Tabrîz pour trouver un cheikh. Je ne l’ai pas encore trouvé. Mais l’univers n’est pas vide, bien sûr qu’il y en a un. Mais il a atteint l’âge honorable de soixante ans. Il a une station spirituelle très élevé : Sepahsâlâr le décrit comme Moïse dans sa relation à Dieu et comme Jésus, intériorisé et solitaire, dans sa façon de vivre. Il lui prête des extases dépassant les limites de la perception humaine et le qualifie d’Amoureux absolu de l’éternel.
Avec cette stature spirituelle, il exige une perfection spirituelle absolue des maîtres et pour cette raison il a du mal à trouver celui qu’il cherche. Il a le don de voir la part d’ombre de chacun et ne pardonne pas l’inconscience de cette part chez celui qui la porte. Il n’hésite pas à confronter ceux qu’ils rencontre à leurs propres limites et défauts s’attirant ainsi beaucoup d’inimitiés. Il disait de ceux qui osent s’appeler maître alors qu’ils n’ont pas atteint la perfection spirituelle : ce sont les bandits de grand chemin sur la voie de la religion de Hz. Mohammad (sur lui les salutations et la paix). C’est ainsi qu’il arrive à Konya où il a entendu parler de Hz. Mevlânâ et de l’Amour que lui portent ses disciples.
Le récit de la rencontre entre les deux saints compte différentes versions. Selon la plupart, cela se passe dans la rue, de façon inattendue. Les deux hommes ne se connaissent pas et Shams aborde Rûmî en lui posant une question en guise de test. Ce n’est pas tant le contenu de leur conversation qui est remarquable que ce qui se passe entre eux dans le non manifesté. A la fin de cet échange, les deux hommes ne se quittent plus. Shams a compris qu’il fait face à celui qu’il cherchait, et Rûmî reconnait une théophanie en Shams. Commence alors une amitié qui dans le subtil perdure dans l’éternité, et qui dans le manifesté dure les 3 ans de la présence de Shams à Konya, avant qu’il ne disparaisse.
Les circonstances de la disparition de Shams restent mystérieuses encore aujourd’hui. À Konya, une relation mystique très forte, sincère, loyale et exclusive s’établit entre les deux grands saints, induisant des changements drastiques qui ne sont pas du goût de tous : Afin que Rûmî accède à la véritable sagesse du coeur, qui ne s’apprend pas dans les livres, Shams le détourne de la lecture. Ainsi Rûmî ne touche plus à aucun livre, lui que l’on voyait constamment lire avant. Shams cherche à rapprocher Rûmî au plus près de Dieu, en le privant de ce qui le retient séparé du Très-Haut. Rûmî commence alors à manifester son extase publiquement, en dansant le samâ’ qui n’était pas dans sa pratique habituelle. Il effectue plusieurs Khalawâ خَلْوة ou Khalvât خلوت – ie. des retraites avec Shams, se rapprochant de Dieu mais s’éloignant de ses disciples, devenus mécontents.
À ces changements s’ajoute la personnalité clivante, cinglante de vérité et protectrice de Shams qui dans son exigence d’éthique absolue, met chacun face à ses contradictions, s’oppose aux usages établis avant son arrivée et filtre l’accès à Mevlânâ. Ainsi, on raconte que quand les visiteurs se présentaient à la porte de la madrasa, ils y trouvaient Shams qui leur demandait : quel présent avez-vous apporté en guise de prière ou remerciement ? Montrez le moi et je vous montrerai Mevlânâ. Il exaspérait tout le monde par ses manières directes et sans filtre. A tel point qu’un jour un des disciples de Mevlânâ lui rétorque : Et toi qu’as-tu apporté pour oser réclamer que l’on apporte aussi quelque chose. Et Shams de répondre : Je me suis apporté moi-même. J’ai sacrifié ma tête pour lui.
Beaucoup ne comprennent pas l’attachement de Hz. Mevlânâ à Shams. Ils ne voient pas ce qu’il lui trouve de bien alors que de leur côté ils ne voient aucun bienfait chez Shams. D’autres ont peur de la puissante manifestation de la sainteté – Karâmat – de Shams. Nombreuses sont les anecdotes qui parlent de son aura surnaturelle : on dit qu’avec lui, Mevlânâ accède à des vérités jamais entendues et jamais vues auparavant, mais qui restent inaccessibles à leur entourage. On raconte aussi que lors d’une soirée, un des serviteurs maladroits frôle plusieurs fois sa jambe. Quand Shams part, l’homme tombe mort. Il ne fait aucun doute à l’époque que la mort du jeune homme incombe à Shams. On dit aussi que
Il n’en fallait pas plus pour que beaucoup nourrissent de l’envie et de l’inimité envers lui. Sultân Walad en parle expllicitemement dans son Ibtida’ nameh. Shams lui-même le sait et le sent. En février 1246 il quitte Konya sans dire un mot. Rûmî est profondément attristé par ce départ et Sultân Walad raconte qu’il n’accorde plus aucun regard aux responsables de ce départ, jusqu’à ce qu’ils expriment remords et regrets. Alors il leur accorde son pardon. Après plusieurs mois, Rûmî reçoit une lettre de Damas signée de Shams, qui lui dévoile ainsi où il réside. Commence alors une correspondance de plusieurs mois, dont il nous est parvenu 4 lettres écrites en vers de la propre main de Rûmî.
Après plusieurs mois, Rûmî n’y tenant plus, envoie Sultân Walad, également disciple de Shams, pour le ramener à Konya. La mission est accomplie puisqu’au printemps 1247, une nouvelle fois, Shams honore de sa sainte présence la ville de Konya. Pendant un temps la haine et la rancoeur semblent éteintes, les véhéments adoucis et au regret des actes passés. Les relations semblent apaisées. Mais très rapidement les inimitiés reprennent de plus belle et cette fois, Shams disparait définitivement en décembre 1247. Au début Hz. Mevlânâ le cherche et va deux fois jusqu’à Damas où Shams s’était retiré la première fois qu’il a quitté Konya. Sultan Walad raconte que son père n’a pas trouvé Shams à Damas mais a vu que la vérité et le mystère de Shams s’étaient élevés en lui, comme la lune dans le firmament. Il dit alors : nous sommes éloignés physiquement mais au delà du corps et et de l’âme, nous ne sommes qu’une même lumière. Que vous me voyiez moi, ou que vous le voyiez lui, o chercheur de vérité, je suis lui et il est moi.
Sultân Walad décrit ainsi son père après le départ de Shams : Rûmî a presque perdu la tête. Le Cheikh qui rendait des fatwa – des jugements religieux – devint un poète ardent d’Amour Divin. Il était un ascète et devint un échanson qui servait du vin qui ne vient pas du raisin. L’esprit qui appartient à la Lumière sainte, ne boit rien sauf le vin qui appartient à la Lumière.
Hz. Mevlânâ Rûmî renonce bientôt à retrouver Shams, il entend parler des rumeurs qui insinuent que Shams aurait été assassiné et que son propre fils, ‘Alâuddîn Tchelebi, serait impliqué dans ce meurtre.
fraîchement arrivé à Konya provoque une élève la stature spirituelle de Rûmî qui brûle désormais dans le feu de l’Amour divin comme le lui avait prédit des décennies plus tôt Farîduddîn ‘Attar à Nishapour. Reconnu essentiellement pour son savoir, et sa connaissance, un événement inattendu va donner à Rûmî l’occasion pas encore devenu le Saint que l’on connait. S’il est reconnu et respecté pour son intelligence et On raconte que lors de leur première rencontre, Shams aurait posé une question à l’oreille de Rûmî qui se serait évanoui. La relation entre Rûmî et Shams dépasse les dimensions humaines ordinaires : c’est l’expérience de l’amour mystique qui n’est autre que l’amour pour le Divin.
Mausolée de Hz. Mevlânâ à Konya – Photo : Catherine Touaibi
Déjà de son vivant, on venait en pèlerinage à Konya pour l’honorer et suivre son enseignement. La tradition s’est perpétuée depuis la mort du maître en 1273 jusqu’à nos jours. En particulier, chaque année, le 17 décembre, les disciples de la voie Mevlevi célèbrent à Konya et ailleurs dans le monde, par des cérémonies de Sema et de prières, la nuit de noce (« Shab-î Arûs ») de Rûmî avec Le Bien-Aimé, c’est-à-dire l’Union de Rûmî avec le Seigneur.
L’enseignement spirituel de Rûmî, profondément ancré dans l’Islam, est contenu dans deux œuvres majeures :
Le Mathnawî, un recueil de contes en vers (plus 25000 vers au total, sur 6 tomes), qui donne des clés de compréhension du Coran :
« Le Mathnawî parle de l’homme à l’homme… [Il] est le remède des cœurs : il dissipe les chagrins, aide à la juste compréhension du Coran, et embellit le caractère des hommes. »
Cette œuvre est particulièrement remarquable car Rûmî n’en a écrit que les 18 premiers vers de sa main, le reste lui a été révélé pendant des extases mystiques. Rûmî les déclamait alors à haute voix directement en vers, pendant que son disciple, Husam ud-Dîn Chelebi les écrivait.
Ainsi que Fîhi mâ fîhi (le Livre du dedans) qui est une œuvre en prose.